25 janvier – 18 février 2020
Vernissage le samedi 25 janvier dès 16h
Exposition personnelle
Le fil conducteur est barbelé …
L’histoire des avant-gardes artistiques, en Europe et aux États-Unis au XXème siècle, aura été étroitement liée aux grands conflits mondiaux — ce n’est peut-être pas un hasard si l’expression « avant-garde », elle-même, a été empruntée au vocabulaire militaire. Kurt Schwitters (pour citer un exemple parmi beaucoup d’autres), ayant échappé à la conscription, mais pas aux désordres de l’après-guerre dans la république de Weimar, écrivait, évoquant l’année 1919 : « Comme notre pays était ruiné, par économie, je pris ce qui me tombait sous la main. On peut aussi crier avec des ordures, et c’est ce que je fis, en les collant et les clouant ensemble. J’appelai cela Merz, ce qui était aussi rendre grâce au ciel de l’heureuse issue de la guerre, puisqu’une fois encore la paix l’avait emporté, Tout n’en était pas moins détruit et il fallait construire du neuf avec des décombres »[1]. Le mot « Merz », en allemand, n’a pas de sens : c’est une syllabe du nom « Kommerz und Privatbank », isolée au hasard d’un prospectus déchiré … Ce néologisme désignera, dans le vocabulaire de l’artiste, une double activité de collage, d’ordre plastique (il assemblera billets de train, papiers journaux, objets trouvés et timbres-poste) et verbal (ses poèmes étant faits de télescopages de lettres ou de syllabes, de jeux de mots, de détournements des sonorités urbaines). On retrouvera cette volonté des artistes de reconstruire, et le monde, et le langage qui nous le rend intelligible ou opaque, au lendemain de la guerre de 39-45 : Raymond Hains (pour ne choisir là encore qu’un exemple), prit ses premiers clichés dans les ruines de Dinard et de Saint Malo dévastées par les bombardements, avant d’entamer une œuvre protéiforme qui pourrait être définie comme la tentative de recoller autrement les fragments d’un univers éclaté. Hains a passé sa vie à inventer des objets-calembours pour, en somme, remettre sur ses pieds une société qui avait si longtemps marché sur la tête, tout en se croyant raisonnable : il a revendiqué l’histoire inépuisable du jeu de mots illustré, fait planter six ifs dans les jardins de la Fondation Cartier, pour que « l’instant des six ifs » du Marquis de Bièvre devienne réalité, s’est souvenu des « Arts Incohérents », des Dix manches gras de Marcel Lebrun, du portait de pharmacien intitulé Le Génie de la pastille, de la Vénus de mille eaux … Sur son premier collage de fragments d’affiches, réalisé en 1949 avec Villeglé, on peut lire comme un vers incongru, « Ach Alma Manetro », qui deviendra le titre de l’œuvre, et où l’on entend une synthèse de la vie parisienne : « almanach, pont de l’Alma, jamais trop, mais c’est trop, le métro » … Un siècle très exactement après l’invention de Merz, et trois quarts de siècle après Ach Alma Manetro, tout se passe comme si une nouvelle génération d’artistes reprenait aujourd’hui l’entreprise générale de ravalement du réel exactement là où ses aînés l’avaient laissée. Prosper Legault appartient à cette génération, et assemble avec une formidable inventivité critique les fragments urbains qu’il collecte au long de ses dérives dans le Paris du XXIème siècle. Nous ne sommes certes plus dans un après-guerre au sens classique du terme, mais dans un monde littéralement en feu, profondément déréglé par une succession permanente de guerres locales et de catastrophes de toutes sortes, dirigé par des pères Ubu souvent coiffés à l’aspirateur qui programment, avec une même indifférence, le massacre des peuples ou de l’environnement, et récemment celui, improbable, des dromadaires. Comment les artistes pourraient- ils n’avoir pas le désir de tout reconstruire à nouveau à partir des débris de la post-modernité ? Ou à tout le moins de tenter le coup ? Les très parisiennes « corbeilles Bagatelle » de Jean-Michel Wilmotte, défoncées par des conducteurs ivres et distraits, ou des manifestants en colère, deviennent entre les mains de Prosper Legault les sculptures molles et daliniennes d’une ville en proie au cauchemar des attentats, qui ne peut plus s’autoriser même de simples poubelles opaques — « Bagatelle » est un euphémisme faussement rassurant. La mixité des langues et des alphabets que l’on retrouve sur les enseignes commerciales est en revanche joyeusement célébrée par l’artiste comme l’indice d’une mondialisation qui pourrait être heureuse : il superpose l’image plastifiée d’une baguette de pain à la française et le fragment d’une vitrine de traiteur asiatique, et fixe le tout sur un vieux skateboard — version punk des chariots que Giacometti a parfois utilisés comme des socles : Tant qu’il y aura du pain sur la planche (à roulettes) les magiciens auront des baguettes (chinoises) ! La verve poétique de Prosper Legault ne s’exerce pas que dans le titre de ses assemblages : parallèlement à son activité de sculpteur, il écrit, compose et scande en public des sortes de récitatifs qui s’apparentent, pour un non spécialiste, à ce que les jeunes gens appellent le slam, et dont les allitérations évoquent, pour les baby-boomers français, les merveilleuses chansons de Boby Lapointe, en leur temps célébrées par Truffaut … Mais les mamelles du destin ne sont plus désormais « avanie et framboise » : « elle est terminée l’adolescence/militaires armés, à Châtelet-les-Halles, [l’artiste] cherche encore des jouets/dans les céréales/ [et] ne distingue plus les couleurs claires/des foncées/quand [il] est trop défoncé ». Le fil conducteur des vies commencées dans les années quatre-vingt-dix est bien souvent aujourd’hui « barbelé » : Prosper Legault le dit et le montre avec la lucidité colorée, tendre et désabusée d’un artiste qui allumerait, sur le pont de notre Titanic, un ultime feu d’artifice — on ne sait jamais, il pourrait être aperçu par les secours.
[1] Kurt Schwitters, 1930. In : Marc Dachy ,Kurt Schwitters, Merz. Écrits, Paris, Gérard Lebovici, 1990, p.168-170
DIDIER SEMIN
Historien de l’art, conservateur successivement au musée des Sables-d’Olonne, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris et enfin au Centre Pompidou, enseignant aux Beaux-Arts de Paris. Parutions récentes : Markus Raetz, infimes distorsions, L’Échoppe, Paris, 2013. Marcel Duchamp, Le Paradigme du dessin d’humour, Cully, KMD/The Forestay Museum, 2015; Le Film et le champ de bataille, Samuel Fuller, The Big Red One, Paris, L’Échoppe, 2017 ; Barry Flanagan, Solutions imaginaires, catalogue d’exposition, Paris, Galerie Lelong & Co., 2019 ; Duchamp contre Picasso. L’Applaudimètre étalon, Paris, L’Échoppe, 2019.