Du 18 février au 12 avril 2016
Vernissage le jeudi 18 février
« Toute vie est bien entendu un processus de démolition. » F. Scott Fitzgerald, La Fêlure, 1936
« This is the end / Beautiful friend / This is the end / My only friend, the end. It hurts to set you free / But you’ll never follow me / The end of laughter and soft lies / The end of nights we tried to die. » Jim Morrison, The End, 1966
La disparition désigne tout à la fois à la fois une action, celle de disparaître, de ne plus être visible, perceptible au regard, voire de s’en aller, de s’effacer, de s’absenter de la vie et du réel, et la conséquence ultime de cette action: la dégradation inexorable des êtres et des choses, leur perte inéluctable, ce qui demeure, que nous le voulions ou non, la nature même de toute vie. Aussi, dans l’inconscient collectif, si la disparition renvoie tout d’abord l’impermanence des destinées humaines, elle contredit également tout rêve ou espoir d’éternité. Léo Dorfner, dans son œuvre, s’en est fait souvent l’écho, en particulier à travers ces figures qu’il tatoue de multiples mots, signes et marques, jusqu’à ce que la peau du papier disparaisse sous ce tissu exacerbé de marques identitaires qui se voudraient éternelles: désigner pour mieux dissimuler, montrer pour mieux se dérober, dévoiler pour mieux se voiler, points de bascule hautement symboliques et émotionnels. En cela, la disparition, à travers l’expérience du manque ou l’épreuve du deuil, s’oppose à la destruction qui, elle, ne relève pas d’une action ou d’un processus mais d’un acte aussi soudain qu’irrémédiable, aussi définitif que déterminé. Si la disparition est de l’ordre de l’horizontalité du temps, la destruction est, elle, de l’ordre de la verticalité de l’événement, d’une rupture, d’une coupure, d’une béance du réel. La destruction surgit et tranche dans le vif, elle n’a que faire de la vie, ni même de la mort; aussi n’enterre-t-elle même pas les cadavres qu’elle produit, aussi ne se préoccupe-t-elle même plus de faire corps ou de faire image. La destruction ne porte et n’apporte en elle-même que ce néant de l’anéantissement absolu du monde. La nature en a été pendant longtemps l’allégorie parfaite: de tempêtes en ouragans, d’éruptions volcaniques en raz-de-marée, de tremblements de terre en éclairs incendiaires. Jusqu’à ce que l’homme découvre et réalise qu’au sein de ces désordres de l’ordre naturel des choses il possédait lui aussi une main d’airain et une bouche de cendres capables des pires cataclysmes, et cela en toute conscience, sans état d’âme. Geste humain hors du genre humain, sa violence n’est même plus de l’ordre du symbolique ou du pulsionnel, mais pure exaltation ou pure jouissance. Aussi le bras armé de la destruction n’a-t-il même plus à contrevenir à un rêve d’éternité, il le sublime en fusionnant la vie et la mort, en cristallisant l’ici-bas et l’au-delà. On ne s’étonnera donc pas que les actes, les figures et les formes que prend la destruction, au-delà d’une simple mise à bas, soient le plus souvent de l’ordre de l’envol, de la monté vers le ciel, d’une dématérialisation presque cosmique: bûcher, nuage, explosion, pulvérisation…
Sous l’intitulé Chercher/Détruire – en référence à la chanson Search & Destroy écrite en 1973 par Iggy Pop, leader du groupe punk-rock américain The Stooges –, les derniers travaux de Léo Dorfner semblent ainsi s’aventurer entre disparition et destruction, retrait du monde et démolition du réel, refus de l’existence ordinaire et négation insensée de l’humain. Comme le souligne l’artiste: « Chercher/Détruire fait suite à Vivre dans la peur où la menace n’était pas figurée mais juste évoquée à travers les positions défensives des personnages représentés avec des haches; là, le combat a lieu, ou a eu lieu… » Les titres des œuvres en témoignent: Je vais donner à boire à la douleur; There Will Be Blood; The Deer Hunter; Gimme Shelter; Le Garçon oublié du monde; Ici se cache le secret de nos vies, Don’t Fade Away… Aussi, sous la figure d’un James Dean criant de joie ou d’effroi, le visage recouvert de pétrole – une des images les plus iconiques du film Giant de George Stevens (1956) –, l’artiste a-t-il inscrit la phrase suivante: « Toute sa vie Jett avait cherché. Il cherchait là où les autres ne cherchaient pas, là où il n’y avait rien. Il était loin de se douter que c’est l’acte lui-même de chercher, peu importe le résultat, qui constituait le but de sa quête. Alors, lorsqu’un beau jour il trouva ce qu’il croyait chercher depuis tant d’année, et qui semblait être le début d’une nouvelle vie pour lui, tout s’assombrissait, plongé dans une noirceur à la fois dense et liquide. Il réalisa que c’était en fait la fin. Dans un ultime effort, comme un adieu à la peur, il ouvrit la bouche et hurla ceci: “Je suis devenu la mort, le destructeur des mondes.” » Tout à la fois allégorie du chercheur d’or [noir], du prête, du poète, de l’artiste et du savant, cette sentence s’achève précisément sur une citation de la Bhagavad-Gita, poème épique fondateur de l’hindouisme, qu’a prononcée le 6 juillet 1945, à cinq heures et demie du matin, le physicien Robert Oppenheimer, directeur scientifique du très secret Projet Manhattan durant lequel a été mis au point, dans le laboratoire de Los Alamos au Nouveau-Mexique, les premières bombes atomiques américaines, dont Little Boy et Fat Man, avant de démissionner de ses fonctions. Ici nulle démission ou démobilisation, bien au contraire, mais des fragments brisés, épars, disjoints, étincelants malgré leur noirceur ou leur sauvagerie, débris prises de consciences, de doutes, d’incertitudes, de perplexités, de contestations ou résistances humaines tracées à fleur de peau ou au fil du rasoir.
Marc Donnadieu